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📚 Personne ne sort les fusils - Sandra Lucbert - Place des Libraires

placedeslibraires.fr · 4 min

De mai à juillet 2019 se tient le procès France Télécom-Orange.

Sept dirigeants sont accusés d'avoir organisé la maltraitance de leurs salariés. Parfois jusqu'à la mort.

On les interroge longuement, leur fait expliquer beaucoup.

Rien à faire : ils ne voient pas le problème. Le P-DG a un seul regret : « Cette histoire de suicides, c'est terrible, ils ont gâché la fête. » Il y avait donc une fête ? Parlons-nous la même langue ?

Le livre est très bien sur 2 points :

  • L'autrice cite les moments du procès qui l'ont choquée, les témoignages des salariés sont édifiants, et l'absence totale de réaction, de compassion des accusés, rajoute à l'horreur de ce qui se joue
  • Elle analyse aussi ce que cela dit du néo-libéralisme, avec des figures de style qui parfois m'emmenaient trop loin, mais qui généralement marchaient hyper bien. C'est notamment les moments où elle utilise des mots-à-tirets pour mettre l'emphase sur les concepts tout prêts/tout cuits du néolibéralisme.

Si le "flow" [~le fonctionnement néolibéral] est normal, ce qui n'y est pas ajusté est le pathologique. Puisque Enfin-il-fallait-voilà ceux pour qui ça ne marche pas ont un problème personnel. Et justement : les « cas » des salariés aux audiences sont qualifiés selon les catégories d'un manuel de psychiatrie américain.
(…)
Le DSM invente des maladies à mesure que de nouvelles tortures de management apparaissent. Plus on crée de nouvelles tortures, plus le DSM invente de « troubles ». Plus le management démolit les gens, plus le retour sur investissement des Pharmaceuticals augmente. It's a win

p55-56

Le livre vert de 2005 a pour titre : « Vers une stratégie sur la santé mentale pour l'Union Européenne », et non : « Vers une stratégie pour la santé mentale de l'Union Européenne », qui nous aurait rassurés…

(…)

La détection de tout rejet du néolibéralisme qu'il soit psychique ou somatique (le corps a des réflexes de survie) est la priorité sanitaire du flow.

p66-67

La France est en retard, l'Europe est en retard. Il faut sauver Orange.
J'ai commencé ma carrière en sauvant Orange.

On est dans une véritable course pour les nouvelles technologies .
Qui feront le nouvel ordre économique et géopolitique mondial.

Je sais que le temps passe grâce à mon salaire.
Il augmente.

p75

Le régime pulsionnel salarial ne prescrit que de la violence retournée. Contre soi.

On dit souffrance au travail au lieu de : subordination féroce.

(…)

Voilà comment une société entre dans les gens : jusqu'à leur faire désirer ce qui les annule.
Les suicides : l'issue laissée aux salariés par la tuyauterie générale du flow.

À ce moment là, c'était l'ouverture à la concurrence.
Au service des techniciens internationaux, on était submergés de travail. On n'y suffisait pas.
Mais enfin, voilà : il fallait-faire-les-départs.

Notre N+2, son N+1 lui avait donné un objectif : Moins 10.
D'ici la fin de l'année.

p93

Parfois, Didier Lombard s'endort pendant le récit d'une pendaison. Il digère.

p95

2007 : Trois ingénieurs sont abandonnés lors du déménagement des services de Montrouge.

Sans téléphone, bureau ni ordinateur, CDI sans chaise, les trois hommes attendent des heures avec les poubelles et les plantes en pot. Ils n'osent quitter les lieux déserts, de peur qu'on les renvoie pour manquement grave.
Monsieur T. décide de croire que c'est une erreur.
Le lendemain, il se rend à Issy-les-Moulineaux, où ses collègues du service innovation sont désormais installés. Il ne passera pas le portique de sécurité, le vigile est formel : son badge n'est pas activé, il n'appartient pas au personnel de l'entreprise.

C'est comme ça qu'on fait, madame la présidente : pour entrer dans les locaux, il faut un badge, c'est la norme. Personne n'y peut rien. L'électronique, c'est pas personnel.

p118-119

Nous, quand on a su que Michel Bon devenait PD-G de France Télécom, On a tout de suite appelé les collègues : pour les prévenir.

À Carrefour, on avait connu la méthode Bon.

Un jour, il a imposé des grilles aux managers.
Pour simplifier les évaluations.

Avec trois colonnes : Very good performers, Good performers, Low performers.
A remplir obligatoirement. Les trois.
Je veux dire : le manager devait trouver des low performers.
Même en l'absence de low performers.

Le low performer, c'est celui qui part.

Il faut que quelqu'un parte.
Le manager doit en choisir un.

Sinon c'est lui, le manager, qui partira.
Parce qu'il sera low performing,
Comme manager.

Donc il choisit quelqu'un.
Il lui explique qu'il est low performer.

À chaque évaluation.

p133-134

  • Cette création d'un monde n'est pas La Création du Monde
  • Un monde n'est pas inéluctable ; c'est une version des rapports humains temporairement victorieuse.
  • Toute version des rapport humains se veut inéluctable et s'écrit avec des tirets.

p135

En 2005, [monsieur T.] est convoqué par la direction du personnel, il en ignore la raison.

J'imagine que vous savez pourquoi vous êtes ici. Pardon c'est à moi que… Silence ! Évidemment c'est à vous, on est combien dans cette pièce ? On est vous et moi. Moi, je vous convoque. Vous, vous savez exactement ce qui vous vaut convocation. Je vous assure, je ne… Je vous ai autorisé à parler ? Mais je… Je vous ai autorisé ? Non, j… Je ne vous ai pas proposé de vous défendre, que je sache ! Au point où on en est, à votre avis, quelle solution il vous reste ? Pardon, mais : puis-je savoir ce qu'on…? Mais vous n'avez aucune limite ma parole, vous ne reculez devant rien ! Je vous jure que je ne vois… Vous persistez ? Vous voulez vraiment jouer à ça ?

Cet interrogatoire dure deux heure et demie, chaque semaine, pendant 6 mois.

Deux heures et demie, c'est long. Le condamné n'a pas à comprendre sa condamnation.

Monsieur T., au sortir des sessions = costume trempé, collé au corps. Bégaie, pleure.

(…)

A l'audience du 2 juillet 2019, monsieur T. parle de lui-même à la troisième personne.
Même Lombard sursaute.

p149-150-151

[Muriel Pénicaud, la ministre du travail] a été administratice du groupe Orange et présidente de son comité de gouvernance et de responsabilité environnementale et sociale de 2011 à 2014.

[Le procès porte sur la période ]

Elle a commandé [en 2019] un rapport sur la santé au travail, le rapport Lecocq.

(…)

Le rapport Lecocq perfectionne avec bienveillanc la tuyauterie du flow : il faut voir la santé au travail comme « un enjeu de performance globale de l'entreprise ». Aussi, préconise-t-il les « bilans de santé autonome » : « Le salarié réalise lui-même en moins de dix minutes la prise de ses constantes physiologiques (…) guidé par un didacticiel vidéo. Les résultats sont directement imprimés sur un ticket dans la cabine. »
C'est beau comme du Uber — ou comme une directive européenne.
On ouvre le robinet, on le ferme.
Plus de contraintes ; de la vertu [de la part des employeurs]
Plus de délit pénal des employeurs ; de la confiance.

Des salariés digitalis qui règlent eux-mêmes leur cas.
Et se liquident en complète autonomie.

p83-84

C'est ça, le procès de Nuremberg : le monde Alliés condamne le monde nazi (…). Condamne un monde en son entier.

Au procès France Télécom, le monde jugé est le nôtre. Le monde qui juge est aussi le nôtre.

Voir aussi https://app.flus.fr/links/1715318698652398231

issu de https://app.flus.fr/links/1715318698652398231

Au procès France Télécom, des comparaisons étaient faites avec les nazis. Mais tout le monde faisait cette comparaison sans vraiment clarifier en quoi elle était appropriée. (…) J'ai réalisé qu'en fait, ce dont on a besoin, c'est de qualifier avec le langage la violence systémique, mais on n'a pas les qualificatifs.

Donc on prend ce qui est analogiquement le plus proche, un truc hyper violent qui est une machine de destruction délibérément créée, le nazisme.