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« La création de jeux vidéo progressistes est une impasse »

mediapart.fr · 2 min


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Dans votre livre, vous expliquez comment les partis conservateurs ont investi le domaine du jeu vidéo pour y recruter des militant·es. La gauche, elle, garde une attitude plus distante. Pourquoi ?

Parce qu’elle est technophobe. J’ai conscience que c’est un mot cru et très rudimentaire, mais la gauche est bel et bien technophobe.

Dans un squat de gauche, on m’a aussi intimé de ne pas apporter de console de jeu. Pendant ce temps, Steve Bannon [alors futur conseiller de Donald Trump – ndlr] coordonnait des actions dans les jeux vidéo dès 2010. Il existe une incroyable citation où il explique avoir découvert dans World of Warcraft des jeunes hommes politiquement actifs, malléables, et surtout en colère. Donald Trump n’aurait pas pu être élu si Steve Bannon n’avait pas fait cette découverte.

Aujourd’hui, des influenceurs d’extrême droite sont payés à plein temps [pour créer du contenu destiné aux joueurs et joueuses – ndlr]. On se bat avec des cailloux et eux, ils ont des drones. Imaginez si je vous payais 20 000 dollars par an [17 000 euros – ndlr] pour poster de la propagande socialiste ou anarchiste dans des jeux vidéo ! C’est ce que fait la droite. Pendant qu’ils ont des employés à plein temps qui déversent de la propagande dans Roblox ou Minecraft, nous, on se demande encore si les jeux vidéo sont politiques…

Il existe aussi des jeux progressistes, qui abordent des thèmes de gauche, comme le célèbre simulateur de garde-frontière dystopique « Papers, Please ». Ce mode d’action est-il efficace ?

Non, c’est une impasse. Si l’objectif est de convaincre les gens, alors l’efficacité de cette méthode n’a pas été assez étudiée de manière scientifique. Cependant, je ne crois pas à l’idée que quelqu’un de vierge de toute opinion sur un sujet va tomber sur votre jeu, être séduit, l’acheter, le télécharger, y jouer et se rallier à votre avis.

La possibilité existe, surtout pour les jeux qui s’adressent à un très large public, par exemple avec un inspecteur de police alcoolique, mais un jeu comme Papers Please, avec la campagne de communication qui l’accompagnait, finira toujours auprès des mêmes joueurs [de gauche – ndlr].

À l’inverse, les jeux vidéo violents ont pu éloigner un certain public progressiste…

Merci d’en parler, car il y a cette idée fausse mais tenace que les problèmes des jeux vidéo découlent de leur violence, alors qu’il n’existe pas de preuve que les jeux vidéo violents rendent les gens violents. Ce qu’on devrait étudier plutôt, c’est comment certaines communautés [de joueurs] encouragent la violence et la compétition, parfois jusqu’au terrorisme. Le contenu du jeu est moins important que sa communauté (dont certaines, soit dit en passant, sont merveilleuses).

Quand les gens entendent que je travaille à l’intersection des jeux et de la politique, ils s’attendent à ce que j’examine, disons, des jeux sexistes. Je regrette beaucoup que l’on se borne si souvent à observer le contenu des jeux ! Si nous voulons aborder le jeu vidéo comme un domaine qui affecte le monde réel, alors il vaut mieux se concentrer sur leurs communautés, sur la manière dont les jeux sont faits, sur ce qu’ils représentent dans la pop culture au sens large. Pas sur les thèmes abordés par un unique jeu qui ne changera pas grand-chose.

J’ai une formation artistique, où un principe relève du bon sens : l’éthique d’une œuvre se révèle dans les conditions de sa conception, pas dans son sujet. C’est quelque chose d’élémentaire et pourtant, quand je suis arrivée dans le milieu du jeu vidéo, je me suis rendu compte que c’était un impensé total. J’étais interloquée.

La toile, l’argile, le crayon, les pinceaux et la peinture qu’utilisent les développeurs et développeuses de jeux vidéo pour créer leurs jeux politiques ruissellent de sang, à cause des conditions de travail proches de l’esclavage qui règnent en République démocratique du Congo ou en Chine [dans la chaîne de production du matériel informatique – ndlr]. Dans le Nord global, les femmes qui occupent des positions enviables dans l’industrie du jeu vidéo ne voient pas les travailleuses des mines ou des usines comme des « women in games » [des consœurs – ndlr], c’est d’une hypocrisie folle.

À quoi ressemblerait un jeu vidéo qui aurait trouvé une solution à ce problème, ainsi qu’à ceux que nous avons abordés ?

D’abord, ça importerait peu qu’il s’agisse d’un jeu de tir ou d’un jeu mignon et pacifique : un jeu mignon réalisé avec des moyens de production atroces est bien pire, à mon sens, qu’un jeu de tir sanguinaire développé sur un Raspberry Pi [mini-ordinateur à bas prix – ndlr] alimenté par l’énergie solaire.

À mon avis, dans un tel monde, l’échelle de valeurs pour l’art ou les attentes de la société serait complètement inversée. En fin de compte, ça nous renvoie à la célèbre citation [portant à l’origine sur le capitalisme – ndlr] selon laquelle il est plus facile d’imaginer la fin du monde que des jeux vidéo fabriqués de façon éthique.