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Saillans (2014-2020) : une expérience municipale citoyenne au défi ...

journals.openedition.org · 55 min

Si des initiatives se multiplient de façon plus ou moins discrète et assez diffuse, la transition écologique ne constitue pas pour autant un projet politique formalisé ou revendiqué par la municipalité. La transition est pour partie silencieuse12 (Grossetête, 2019), mais elle est surtout mise sous silence. L’emploi des termes « transition écologique » est évité, car leur connotation technique ou militante, évoquant soit une politique publique technocratique (« la transition énergétique »), soit une logique partisane (« écologistes ») constitue un frein dans la discussion ou l’action collective, faute de maîtriser les mêmes codes de langage ou de partager les mêmes idées. Elle est pour autant tangible dans l’évolution des pratiques quotidiennes des habitants, mais aussi dans l’intention majoritaire au sein de l’équipe municipale de transformer l’ordre établi. Entre subordination et mobilisation contestataire, cette dernière explore une troisième voie de transformation sociale.

L’expérience saillansonne s’appuie sur une vision de la transition écologique comme une mise en mouvement volontaire, depuis et par les habitants, vers une finalité non déterminée et floue, collectivement construite et affinée au gré des activités pratiques et discursives menées. L’idée maîtresse est que le partage de pensées, de connaissances et d’expériences entre villageois permet la construction de biens communs, mais aussi d’un agir et d’un horizon communs (Dardot et Laval, 2014). Dès lors, l’intention de l’équipe municipale est dirigée sur la manière de se mettre en action, de s’entendre et de créer de la cohérence et du sens au mouvement ainsi généré, dont elle se considère comme un catalyseur.

L’éthique et la pratique d’une démocratie du « faire » (ou do-ocratie) répondent à un scepticisme quant à l’efficacité des injonctions moralisatrices et de la seule sensibilisation aux questions écologiques sur l’évolution des comportements. Les élus misent davantage sur l’expérience collective comme source et ressource de transformation des subjectivités, en permettant une reconnexion entre perceptions et actions. Ces expériences sont de nature sensorielle (sensible, émotionnel), interactionnelle ou expérimentale (poser une hypothèse, la tester, en tirer des enseignements). Les attendus sont multiples : lever des inhibitions d’actions (construite par des sociabilités antérieures), permettre la réappropriation de savoirs et de pratiques (manger, se loger…), susciter des apprentissages, inventer de nouvelles manières d’être et de faire monde.

32En pratique, les habitants sont invités à prendre en charge directement, et de façon autonome des situations, des problèmes, des biens de la commune (Fourniau, 2018). L’équipe municipale encourage et valorise toute les initiatives collectives, qu’elles s’inscrivent dans le dispositif de groupes Action-Projet (compostage collectif, extinction de l’éclairage public nocturne), qu’elles soient autogérées (achat groupé de vélos, création d’un espace de gratuité, nettoyage des bords de Drôme), ou qu’elles soient portées par des associations (recyclerie, poneybus…). L’accompagnement consiste en la fourniture de moyens (prêt de salle, de matériel, financement, appuis techniques, formations), mais aussi en une reconnaissance symbolique (intervention en comité de pilotage, communication municipale, institutionnalisation en GAP). L’horizon commun se dessine ainsi par l’agencement progressif de ces actions. Derrière leur apparent éparpillement se dévoile une transition cohérente des points de vue des valeurs incarnées et des orientations prises, qu’il s’agisse de relations à la nature, de tissage de liens sociaux, de lutte contre les inégalités, d’horizontalité de décision ou d’élaboration de communs. Réparer un vélo dans l’atelier collectif, acheter les légumes à un voisin producteur, discuter avec les agriculteurs de la commune pour voir comment réduire l’usage des pesticides, faire pousser des tomates dans un pot communal constituent autant de nouvelles pratiques qui s’immiscent dans le quotidien de chacun que de potentiels sujets de l’agenda politique.

34L’hybridation entre pratiques délibératives et du « faire » résulte de conceptions diverses de la démocratie et de la gouvernance de la transition au sein de l’équipe municipale. Elle permet de concilier deux finalités, en tension, sans chercher à les réduire : (1) faire avec et pour tous, embarquant la pluralité des habitants et (2) transformer en profondeur les façons de vivre, de faire société et de gouverner. Elle intègre les contraintes matérielles d’une commune de petite taille (ressources financières, compétences techniques et moyens humains limités). Elle résulte d’ajustements progressifs, à l’épreuve du terrain. Les deux pratiques visent à éviter leurs écueils respectifs d’exclusion et d’asymétrie, qu’il s’agisse de donner raison seulement à ceux qui font (endocratie) ou de reproduire des inégalités sociales structurelles (en démocratie délibérative). Dans le premier cas, il s’agit de restaurer une équité d’accès par la discussion, et dans l’autre, de reconnaître et prendre en compte une diversité de pratiques, hors cadre institué, comme parties intégrantes de l’action publique communale en construction. De plus, la pratique délibérative permet une responsabilisation solidaire (plutôt qu’une individualisation des responsabilités [Salles, 2009]), stimulant la réflexion critique et les capacités collectives d’action. Elle permet enfin de mettre en cohérence des actions ponctuelles et d’affiner le sens, la direction commune de la mise en mouvement. Inversement, la pratique du « faire » renforce l’émancipation et la construction de communs, ce que la pratique délibérative seule ne peut garantir.

L’équipe municipale a ainsi créé les conditions de la formation des habitants à la conscience critique et d’acquisition de compétences d’action collective, mobilisables dans ou en dehors des dispositifs institutionnalisés (Bacqué et Biewener, 2013). L’apprentissage occupe une place centrale : il est stimulé par les échanges entre habitants, la valorisation de l’expertise d’usage, des dialogues avec des experts et des enquêtes et ateliers réflexifs sur les modalités de gouvernance.

L’alternative proposée consiste à renforcer le pouvoir des habitants sur les décisions politiques communales, sur le modèle économique et social auquel ils prennent part, mais aussi plus largement sur les milieux de vie dont ils font partie.

Le dilemme se pose notamment en ces termes : faut-il sacrifier les ambitions de transformations les plus radicales en matière écologique, au nom du principe d’inclusion et du maintien de la cohésion sociale au sein du village ? À l’heure des arbitrages, la réponse du Groupe de pilotage citoyen est positive. Un compromis est finalement trouvé sur les objectifs d’urbanisation, après de multiples allers-retours avec le public des ateliers participatifs. L’équipe municipale pilote sur une ligne de crête étroite, entre souci d’ouverture et d’inclusion, d’une part, et volonté de transformation de l’ordre établi d’autre part. Trois facteurs expliquent cette capacité à converger, malgré la diversité des visions, tant au sein du GPC que de l’équipe municipale : un socle partagé minimal de valeurs ; une volonté de faire collectif, appuyée sur la confiance et le respect du travail et de l’implication de chacun ; des finalités et un processus maintenus ouverts.