Je suis enseignant chercheur en sciences de l’information. Si les universitaires qui étudient la sociologie se définissent comme sociologues, je peux me définir comme « médiologue ». J’étudie les médias numériques (moteurs de recherche, réseaux sociaux, plateformes) et ce qu’ils modifient dans notre rapport à l’information, à la connaissance, aux autres et à nous-mêmes. Depuis 25 ans je documente l’évolution de ces outils avec – essentiellement – des méthodes d’observation participante. Et si je devais résumer 25 ans de recherche en une seule phrase je dirai que tout est de la faute du modèle économique de ces plateformes. Ou pour reprendre le titre d’une conférence d’une collègue, Zeinep Tufekci : « nous avons construit une dystopie, juste pour obliger les gens à cliquer sur des publicités« .
[Propos liminaire 1] En guise de propos liminaires je veux rappeler et insister sur le fait que ces « réseaux sociaux » qui sont en fait des « médias sociaux » doivent être pensés et analysés comme des biotopes particuliers dans un écosystème général qui est celui de l’économie des médias (radio, télé, presse, etc.). Et que ces médias sociaux procèdent (en partie) comme des parasites qui vont littéralement venir phagogyter les autres écosystèmes médiatiques. Les exemples sont nombreux. Il y avait eu à l’époque (circa 2010) le fait que plein de sites de presse ou de médias avaient accepté d’installer sur leur site le bouton « Like » de Facebook qui avait fait d’eux de simples vassaux numériques et médiatiques de cette plateforme devenue hôte. J’écrivais alors et alertais : « Le Like tuera le lien« .
Aujourd’hui il y a toujours des liens d’écho, de résonance très forts entre différents écosystèmes médiatiques mais dans certains cas d’usages, auprès de certaines populations, pour certains segments d’âge ou d’éducation, les médias sociaux sont le premier biotope informationnel. C’est cette question qu’il faut adresser (pour TikTok comme pour les autres) et pour laquelle la part « éditoriale » de ce que l’on appelle « les algorithmes » doit être clarifiée, débattue, encadrée. Encadrée de manière contraignante.
[Propos liminaire 2] Les algorithmes sont comme des ritournelles auxquelles on s’accoutume à force de les fréquenter, que l’on retient – et que l’on maîtrise parfois – dans une forme d’intelligence situationnelle altérée par l’expérience sans cesse renouvelée de cette fréquentation. Comme la ritournelle chez Deleuze et Guattari dans leur ouvrage « Mille Plateaux », les algorithmes sont trois choses à la fois :
- D’abord ce qui nous rassure par une forme de régularité attendue, que l’on devine et anticipe.
- Ensuite ce qui installe l’organisation nous semblant familière d’un espace que l’on sait public mais que l’on perçoit et que l’on investit en partie comme intime : ils « enchantent » l’éventail de nos affects et sont l’état de nature de nos artifices sociaux.
- Enfin ils sont ce qui, parfois, nous accompagne et nous équipe aussi dans la découverte d’un ailleurs, parce qu’y compris au sein de représentations cloisonnées, ils sont des « chants traversants. »
[Propos liminaire 3] La question nous est posée de savoir si l’on peut « exiger des réseaux sociaux d’être entièrement transparents sur leur algorithme« . Oui. En tout cas sur la partie éditoriale, cela me semble nécessaire de l’exiger. En définissant le périmètre de cette éditorialisation pour éviter qu’elle ne puisse être totalement instrumentalisée (par exemple si tout le monde sait qu’un bouton like vaut 1 point et qu’un bouton colère vaut 5 points, nos comportements sont susceptibles de changer).
Mais plus fondamentalement nous parlons d’outils qui ont totalement explosé le cadre anthropologique de la communications entre les êtres humains. On peut se parler à distance, en absence, à la fois à plusieurs et en dialogue, en multimodalité, via des avatars, dans des mondes « réels » ou dans d’autres « virtuels », etc.
Nous parlons d’outils qui touchent chaque jour et de manière récurrente davantage de monde que jamais aucun média n’a jamais été en capacité d’en toucher et ce dans toute l’histoire de l’humanité. Ce ne sont pas seulement des médias de masse mais des médias d’hyper-masse.
Et enfin il y a la question du rythme, de la fragmentation et de la séquentialité hypercourte : notre cerveau n’est pas fait, n’est pas calibré pour s’informer par tranches de 6 à 15 secondes en passant d’un sujet à un autre.
Cette triple révolution anthropologique de la communication ne peut s’accommoder de demi-mesures ou de clairs-obscurs législatifs et réglementaires. A fortiori lorsque la mauvaise foi, la duperie et la tromperie de ces plateformes a été démontrée et documentée à de très nombreuses reprises, grâce notamment aux lanceurs et lanceuses d’alertes.
Et a fortiori encore dans un monde où ces applications et plateformes sont devenues totalement indissociables de pouvoirs politiques qu’elles servent toujours par intérêt (soit pour échapper à des régulations, soit pour jouir de financements publics, soit pour tuer la concurrence comme le documentent encore les actuelles actions en justice contre Google et Meta notamment).
[Propos liminaire 4] Je veux citer ce que j’écrivais dans l’article « Ouvrir le code des algorithmes ne suffit plus »
Après les mensonges de l’industrie du tabac sur sa responsabilité dans la conduite vers la mort de centaines de millions de personnes, après les mensonges de l’industrie du pétrole sur sa responsabilité dans le dérèglement climatique, nous faisons face aujourd’hui au troisième grand mensonge de notre modernité. Et ce mensonge est celui des industries extractivistes de l’information, sous toutes leurs formes. (…) Et même s’ils s’inscrivent, comme je le rappelais plus haut, dans un écosystème médiatique, économique et politique bien plus vaste qu’eux, leur part émergée, c’est à dire les médias sociaux, sont aujourd’hui pour l’essentiel de même nature que la publicité et le lobbying le furent pour l’industrie du tabac et du pétrole : des outils au service d’une diversion elle-même au service d’une perversion qui n’est alimentée que par la recherche permanente du profit.