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Pour en finir avec la démocratie participative - Manon Loisel, Nicolas Rio - Textuel - Grand format - Place des Libraires

placedeslibraires.fr · 3 min

Pour en finir avec la démocratie participative

La gueule de bois du renouveau démocratique

Désillusions à retardement

Les professionnels de la participation font souvent référence à l'échelle de la participation théorisée par Sherry Arnstein en 1969, pour distinguer ce qui relève de l'information, de la consultation, de la concertation, de la codécision. En réalité, cette typologie est difficile à manier, tant les frontières entre ces catégories sont soumises à interprétation, et tant chaque démarche navigue entre plusieurs registres. Au lieu de chercher à hiérarchiser les degrés participation, il nous semble préférable d'en rester à la description factuelle des dispositifs mis en place.

La participation contre l'égalité démocratique

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Non seulement les profils des participants sont socialement assez homogène, mais en plus ils correspondent à ceux qui votent et à ceux qui sont élus. Heureusement que la participation citoyenne a peu d'effet sur l'action publique, car elle agirait sinon comme une double peine pour tous les publics laissés à la marge de la démocratie représentative.

La participation n'est démocratique qu'à condition de tendre vers la promesse d'égalité politique "Une personne, une voix" ce qui suppose de prêter une attention redoublée à tous les sans voix. Dans la vie politique comme dans la production d'action publique, l'enjeu est moins de faire participer les citoyens que d'atténuer les asymétries qui existent entre les citoyens dans leur capacité à faire entendre leur voix et faire valoir leurs droits.

Élections et participation : Toujours les mêmes !

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Au niveau municipal, le taux de participation aux dispositifs est estimé à 1% de la population.

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Lorsqu'on cartographie les débats officiels [du Grand débat], on observe qu'ils sont organisés dans des territoires où la mobilisation des gilets jaunes a été la plus faible.

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Comme les sujets sont les plus souvent définis par les organisateurs, cela fait venir des personnes qui leur ressemblent sociologiquement.

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Reste encore à s'assurer que les tirés au sort acceptent de participer et trouvent leur place au sein de ces assemblées inconnue.

Seuls 4% des 96 500 personnes contactées par téléphone ont exprimé leur intérêt de participer à la convention citoyenne pour le climat. D'après l'enquête menée par le GIS Démocratie et participation "Le recrutement et les caractéristiques sociodémographiques des 150 citoyens de la CCC".

Quand "la" parole citoyenne invisibilise la pluralité des citoyens

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Cet accent sur la parole citoyenne conduit à sous-estimer l'hétérogénéité de la population et les divergences d'intérêts qui la traversent. En synthétisant les éléments exprimés par les participants présents, les dispositifs contribuent à passer sous silence toutes les personnes qui ne sont pas venus ou n'ont pas pris la parole.

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Le but de la participation citoyenne est moins d'atteindre le graal de la représentativité que de se mettre à l'écoute de toutes les personnes que l'élection passe sous silence. Mais est-ce vraiment entendable ?

Redistribuer l'attention des institutions

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La participation citoyenne n'est démocratique que si elle agit comme un outil de redistribution de l'accès au débat public et à l'attention des institutions.

Elle n'a de sens que si elle sert de caisse de résonance aux inaudibles pour que leurs points de vue puissent être intégrés à la définition de l'intérêt général et à la fabrique de l'action publique.

La démocratie pour garantir la prise en compte des absents

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Dans une société inégalitaire, la démocratie directe conduit davantage à reproduire les mécanismes de domination structurelle qu'à les atténuer.

p72
Si nous avons besoin de représentants pour faire vivre notre démocratie, c'est pour qu'ils garantissent en permanence la prise en compte des absents dans la définition de l'intérêt général.

Inverser les points de vue… et les rapports de pouvoir

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Cela passe notamment par le dispositif croisement des savoirs (de l'association ATD Quart-monde) et des pratiques déployées comme outil de co-formation entre une institution et des personnes en situation de pauvreté, pour interroger l'écart pouvant exister entre l'action publique et l'expérience vécue.
(…)
le sociologue Alex Roy décrypte comment cette méthode organise un double mouvement d'empowerment des acteurs affaiblis et de disempowerment des acteurs établis.
(…)
Ce qui donne sa puissance à ce dispositif, c'est sa capacité à inverser la perspective, à construire le dialogue à partir du point de vue des inaudibles et de leurs expériences vécues, et non à partir du point de vue surplombant de l'institution et de ceux qui l'incarnent.

p78
La logique d'inversion du cadre de discussion pour le démocratiser permet de clarifier notre malaise vis-à-vis du format des conventions citoyennes.

Loin de repartir de l'expérience vécue des citoyens tirés au sort, la convention citoyenne pour le climat vient au contraire les en extraire pour leur faire adopter un registre conforme au langage des institutions.

La démocratie est une exigence du décentrement: adopter le point de vue d'une autre personne et se projeter dans son quotidien pour prendre la mesure de ce qu'induit ce décalage.

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Ce qui se joue en matière d'égalité démocratique, c'est bien la capacité de la participation citoyenne à agir sur les rapports de pouvoir.

De l'expression des citoyens à la capacité d'écoute des institutions.

p85
La démocratie participative se focalise sur l'expression, en braquant les projecteurs sur les citoyens, alors que la source du problème se situe du côté des incitations des institutions publiques et de leur surdité. La crise démocratique est une crise de l'écoute.

L'obsession de "faire parler" les citoyens

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C'est très bien que les citoyens s'expriment, mais à qui sont-ils censés s'adresser ?
Le dialogue citoyen est en réalité un monologue citoyen. Ce sont toujours les citoyens que l'on voit au travail dans ces dispositifs. Le travail des élus et des agents publics n'apparaît jamais.

l'avènement de la démocratie administrée.

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Par rapport aux efforts mis dans l'organisation de la participation, le temps et les moyens consacrés à la réception de ce qui a été exprimé par les citoyens sont extrêmement limités. Le plus souvent, il consiste à s'assurer que la réunion participative a bien fait l'objet d'un compte-rendu ou d'un enregistrement.

La surdité des institutions.

La défiance des citoyens envers leurs institutions publiques ne vient pas de l'impossibilité de s'exprimer. Elle résulte bien davantage du fait de ne pas se sentir écouté.
Elle découle du sentiment que sa voix ne compte pour rien.
Voilà pourquoi une participation citoyenne déconnectée de l'écoute ne fait que renforcer la crise démocratique.

Évitement du conflit et sentiment d'injustice.

La dissonance de ton entre la formulation d'un sujet par la concertation citoyenne et la perception qu'en ont les citoyens accentue le fossé qui éloigne l'action publique de ses destinataires.
Elle alimente un sentiment d'hypocrisie qui sert ensuite de carburant au Rassemblement National pour dénoncer le mépris des pouvoirs publics.

Faire entendre le vécu des inaudibles.

L'audition nous semble un levier bien plus efficace que la réunion publique, par sa capacité à faire exister la parole et le vécu des inaudibles sans parler à leur place. Le recueil des témoignages individuels de citoyens nous paraît aussi important que l'audition d'experts dans la fabrique de l'action publique.

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Ces auditions pourraient avoir lieu lors du travail en commission des élus et en présence des services. La liste des citoyens témoins auditionnés serait définie par une commission d'enquête mêlant des élus de la majorité et de l'opposition et des services chargés de définir le profil des inaudibles sur le sujet abordé.

p113
Remplacer les plateformes participatives par des témoignages à la première personne permettrait de préciser ce qui est attendu des citoyens.
L'objectif n'est pas d'avoir leur avis -c'est le rôle des élus- ou de prendre leurs idées -c'est le rôle de l'administration- mais de comprendre leur expérience vécue et la façon dont elles éclairent les politiques mises en place.

p114
[Pour les élus et les agents publics en charge de la politique concernée,] le fait d'assister en personne aux témoignages des sorties des citoyens auditionnés est un élément clé de l'expérience démocratique.

p116
Les arbitrages finaux restent de leur ressort [celui des élus]. Charge à eux de justifier en quoi ils ont intégré les enseignements des témoignages dans leurs décisions.

Donner une place à l'administration en démocratie.

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Pour sortir du dialogue de sourds entre les citoyens et leurs élus, il est indispensable de faire entrer l'administration en démocratie. Cela consiste d'abord à la rendre visible dans le débat public et à assumer son rôle et son poids auprès des citoyens.

Démocratiser l'action publique face à l'urgence écologique.

Le dysfonctionnement des assemblées politiques.

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La délibération politique, c'est-à-dire le débat contradictoire qui précède la prise de décision, est quasi inexistante dans la production de l'action publique locale.

Réhabiliter la fonction délibérative des élus.

Démocratiser l'action publique suppose au contraire de replacer la délibération au cœur des institutions.

On pourrait pourtant considérer la délibération comme le point de départ de la fabrique démocratique de l'action publique, et pas uniquement comme son point d'arrivée.

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On pourrait imaginer que chaque séance d'une assemblée politique s'ouvre par un temps de débat mouvant.

p143
On pourrait imaginer que, sur les trois questions à débattre :

  • une soit formulée par l'exécutif, un sujet sur lequel il a besoin d'entendre l'avis des autres élus
  • une soumise par l'administration, un sujet sur lequel l'orientation politique reste ambiguë
  • et une autre proposée par l'opposition pour mettre à l'agenda un sujet insuffisamment pris en compte jusqu'ici.

Du pilotage de l'action publique à sa mise en débat

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Les citoyens attentifs de la collectivité qu'elles restreignent certains usages de l'eau pour anticiper le risque de pénurie.
(…)
Faut-il ralentir l'urbanisation de la commune pour limiter la pression sur la ressource ou refuser l'implantation d'une usine fortement consommatrice?
(…)
Face aux risques de pollution d'une source, la commune doit-elle acquérir les terres agricoles situées sur la zone de captage ou se replier sur la source de la commune d'à côté?

p148
Dans cette perspective, le rôle des agents est avant tout d'objectiver le problème, en quantifiant par exemple le décalage entre l'évolution de la ressource et celle des consommations, et de repérer les espaces de choix sur lesquels les élus ont à se prononcer.
En identifiant les différentes options possibles pour en souligner, de la manière la plus objective possible, les avantages et les inconvénients.

p149
Face à toutes ces demandes, le politique et le débat démocratique ont un rôle de catalyseur pour mettre en lumière les tensions auxquelles la société doit faire face et rechercher les points d'équilibre capable de la maintenir debout.

Deux garde-fous pour rendre la délibération démocratique

Pour que les décisions qui en découlent soient acceptées par tous. La délibération politique end a un impératif de représentativité. Le débat ne devient démocratique que si les élus parviennent à restituer les différents points de vue en présence sur le sujet abordé.

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Si les citoyens ordinaires ne sont pas forcément associés au débat, celui-ci doit se faire sous leur surveillance, pour s'assurer que le contenu du débat soit en phase avec la réalité du territoire et de ses occupants.

p153
La délibération démocratique n'est pas une fin en soi. Elle n'a de sens que si elle parvient à orienter l'action publique.

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Le maire ou le président d'intercommunalité est aussi celui qui préside le conseil municipal ou communautaire.
Le rôle de la présidence de l'assemblée n'est pas de tenir la majorité, mais bien de garantir des conditions pour que le débat contradictoire puisse avoir lieu.

Faire entrer la négociation en démocratie

p159
Démocratiser l'action publique, c'est passer de la concertation à la négociation.
Le problème est que les négociations d'action publique ont tendance à se dérouler en dehors du jeu démocratique, ce qui donne un fonctionnement à la limite de la schizophrénie avec, d'un côté, une concertation officielle ouverte aux citoyens et aux associations environnementales et, de l'autre, une négociation officieuse où chaque lobby vient discrètement mais efficacement plaider sa cause, ce qui conduit à des situations assez cocasses.

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D'une part, elle prive les institutions d'interlocuteurs de négociations en passant de collectifs organisés disposant d'une capacité d'action autonome à des citoyens atomisés qui n'ont aucune légitimité à prendre des engagements au nom du collectif.
D'autre part, la valorisation de la participation citoyenne accentue la perte de légitimité de ces organisations collectives.
A quoi bon se syndiquer ou s'investir dans une association si chacun peut porter des revendications dans une réunion publique ou soumettre des propositions lors d'une consultation en ligne ?

p161
Pas besoin, pour ces groupes d'intérêts, d'avoir des adhérents et de se faire désigner par les personnes concernées.
Il suffit de pouvoir quantifier le nombre d'emplois ou d'usagers qu'il représente pour pouvoir prétendre parler à leur place.
Les corps intermédiaires ont une obligation de représentativité, ils interviennent dans des formats identifiés et peuvent prendre des engagements opposables.

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[Les lobbies] Dans un dialogue direct, mais opaque avec les décideurs politiques et techniques, et leur poids effectif dépend essentiellement de leur capacité de conviction grâce à des moyens financiers importants.

La démocratie comme confrontation des intérêts divergents

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Il s'agit plutôt d'organiser la confrontation de ces intérêts divergents autour d'une même table des négociations pour rechercher des lignes de compromis et obtenir des engagements de la part de chaque partie.

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Régularité des négociations et opposabilité des engagements, voilà ce qui manque aux concertations mises en place par les gouvernements successifs et les collectivités, sur les questions environnementales comme sur d'autres.

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Cet accent sur la négociation conduit à clarifier le rôle assigné au pouvoir exécutif. Si la capacité de transformation des gouvernements est parfois réduite, comme on vient de le voir, leur pouvoir repose sur leur légitimité à définir les règles du jeu. Chargé de garantir l'intérêt général esquissé par l'assemblée dont il est issu, l'exécutif est là pour poser le cadre de négociation et pour le faire respecter.
Cela invite les élus locaux comme les ministres à se tenir à distance de la posture du décideur pour endosser celle du diplomate, réunir les conditions du dialogue pour éviter l'affrontement et parvenir à un accord engageant, en étant conscient qu'on maîtrise jamais complètement les acteurs en présence. Pour pouvoir prétendre les représenter toutes, le politique doit se mettre à égale distance des différentes parties en présence, suffisamment en tout cas pour être considéré comme légitime par chacune d'entre elles.

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Elle doit être négociée non pas seulement avec, mais entre les acteurs concernés.
Il ne s'agit pas de recevoir un à un les différents utilisateurs de la ressource en eau, mais de les faire rentrer en négociation pour que, par la confrontation de leurs intérêts, ils puissent chacun définir leur contribution à l'effort collectif et s'assurer que la somme des contributions atteigne l'objectif fixé.

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Fixer les règles, c'est aussi définir le tour de table de la négociation. Qui a vocation à y participer et comment s'assurer que toutes les parties en présence sont bien représentées. C'est en effet la condition pour que la négociation puisse être considérée comme démocratique.
Pour que le compromis soit accepté par tous, il faut que chaque acteur qui s'en trouve impacté ait pu y prendre part. Cette responsabilité de l'équilibre du tour de table se traduit par un double mouvement.
D'une part, cela consiste à obliger les acteurs qui contournent la négociation démocratique à y participer. Le plus souvent, les acteurs dominants ont tendance à fuir les espaces de négociation un officiel dont les résultats sont par nature incertains, pour y privilégier des stratégies d'influence parallèle, ce qui aboutit à une scène de négociation à double fond, où les discussions officielles vient masquer des tractations en coulisses. Pour en sortir cela nécessite de dire que la négociation ne se fait pas dans le bureau du président de l'intercommunalité ou de la république, mais devant et avec les autres partenaires de négociations de manière ouverte et multilatérale.
D'autre part, la responsabilité démocratique des élus consiste à intégrer à la table de négociations des intérêts qui n'y avaient pas accès jusqu'ici.
Les élus sont justement là pour garantir la prise en compte des absents, les repérer, leur donner voix au chapitre en les intégrant à la négociation ou, a minima, en faisant entendre leur point de vue.

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Démocratiser l'action publique, c'est sortir de ce fonctionnement à deux vitesses entre concertation publique et négociations opaques, qui ne fait que renforcer le déséquilibre entre les acteurs en présence et les moyens de pression dont ils disposent.

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Mais en posant un cadre de négociation commun et des règles identiques pour tous. Les institutions sont là pour organiser la confrontation publique d'intérêts privés. Pour être démocratiques, la négociation doit s'effectuer sous la surveillance des élus, des médias et, à travers eux, des citoyens, pour laisser la possibilité de démontrer que le compromis qui en résulte va à l'encontre de l'intérêt du plus grand nombre.

Conclusion: avoir la charge de nous représenter.

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L'expérience des conventions citoyennes, comme les travaux de recherche, ont montré que le tirage au sort était le mode de désignation le plus efficace pour tendre vers la représentativité sociologique. Il permet en tout cas de maîtriser les critères de sélection pour coller à la sociologie de la population.

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Ce qu'on attend d'un représentant en démocratie, ce n'est pas qu'il soit expert du sujet, c'est qu'il puisse de fait, ce qu'il puisse se faire le relais du peuple en comptant sur la délibération pour faire advenir un compromis éclairé.

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Au lieu de s'appuyer sur des promesses électorales, la démocratie nécessite d'apporter des preuves que chaque représentant est à l'écoute des personnes qu'il prétend représenter.
Elle oblige l'ont l'ensemble des représentants à exposer publiquement leurs prises de position pour justifier au nom de quoi et de qui chacun de ses pensionnaires. La délibération.
La publicité des débats et des votes est un élément clé du mandat des représentants, car elle donne au représentés la possibilité de contester, de contester ce qui est dit en leur nom.