“Créer son emploi : le boom de la micro-entreprise en Bretagne” titrait le Télégramme le 2 mars. C’est aussi ça le projet de société de l’auto-entreprise : rendre les individus responsable de leur insertion dans la vie économique, en créant eux-mêmes leur propre place.

frustrationmagazine.fr · 29 min
Added by Maïtané
Avec le soutien de la classe politique et d’Emmanuel Macron en particulier, à grand renfort de campagne publicitaire à destination des quartiers populaires, l’entreprise a pu lever une petite armée de chauffeurs précaires à sa disposition… Pour augmenter, quelques années plus tard, le niveau de la commission prélevée sur leurs prestations.
En créant une dépendance à l’égard de leurs plateformes, les entreprises de VTC ou de livraisons à domicile à vélo ont réussi à obtenir une main d’œuvre à bas coût envers laquelle elles n’ont aucune responsabilité.
Selon l’URSSAF (l’organisme qui collecte les cotisations sociales), 3 millions de personnes ont, en France, un statut d’auto-entrepreneur, mais seuls la moitié sont “économiquement actifs” : ils déclarent un chiffre d’affaire positif.
Ce n’est pas un statut très pérenne : l’INSEE montrait en 2023 que, trois ans après la création de leur auto-entreprise, près de la moitié des personnes l’avaient arrêté.
Ces dernières années, les secteurs les plus dynamiques dans la création d’auto-entreprise, nous dit l’URSSAF dans son rapport annuel, sont le transport de fret, les VTC, l’entreposage, le nettoyage mais aussi les arts, le sport et les services administratifs.
Sylvie souligne que cette autonomie horaire s’accompagne hélas d’un très important volume de travail, surtout les premières années. D’autres personnes que j’ai interrogées me parlent de l’ampleur du travail administratif, qui revient à la charge des indépendants : déclarations mensuelles ou trimestrielles à l’URSSAF, facturation (plus ou moins laborieuse selon les secteurs), paiement de la TVA pour celles et ceux qui y sont assujettis, questionnements fiscaux divers et variés, comptabilité… La charge mentale administrative, confiée à l’entreprise quand on est salarié, est assumée dans la solitude. Sur internet, de nombreuses entreprises proposent d’ailleurs des services payants pour aider les auto-entrepreneurs à faire face à cette charge administrative… en leur retirant un peu de leurs revenus au passage.
(Note : C'est le moment de parler des CEA !)
Mais cette débrouille dépend d’un contexte politique et social donné. Il suffit d’un changement dans le fonctionnement de ses clients, de leur situation économique ou encore d’un changement fiscal comme la baisse du plafond de franchise de TVA pour que tout son équilibre soit menacé.
Dans une enquête de l’INSEE de 2014, on apprend que le désir d’indépendance est prépondérant dans le parcours des auto-entrepreneurs, avant le “goût d’entreprendre”.
À rebours du cliché de l’auto-entrepreneur soumis à Uber ou Deliveroo, des chiffres récents montrent que la dépendance vis-à-vis des plateformes numériques est très minoritaire : seuls 6% des auto-entrepreneurs travaillaient, en 2021, avec des plateformes, une proportion moindre qu’en 2018.
Le prix de l’indépendance reste cependant très lourd. Outre des revenus faibles, il faut rajouter la perte de protections sociales et de droits essentiels. On peut citer :
- La perte du droit au chômage, auquel les auto-entrepreneurs ne cotisent plus.
- Les accidents du travail et maladies professionnelles ne sont plus reconnus comme tels et les entreprises donneuses d’ordre n’en sont pas tenues responsables, contrairement à une entreprise qui salarie.
- Contrairement aux idées reçues, les auto-entrepreneurs et les indépendants en général cotisent à l’assurance-maladie et ont donc droit à des indemnités journalières en cas d’arrêt de travail délivré par un médecin. Mais ce droit n’est valable qu’après un an de cotisations et il est calculé sur une partie seulement du chiffre d’affaire, ce qui rend les indemnités relativement faibles.
- Les auto-entrepreneurs doivent financer l’intégralité de leur complémentaire santé, alors que les salariés bénéficient d’une prise en charge à 50% (souvent davantage selon les entreprises et conventions collectives). Nombreux sont ceux qui, par conséquent, font sans et renoncent à des soins.
- Dans un marché du logement tendu, touché en ce moment par une pénurie de location et où les propriétaires multiplient les demandes d’informations et de garantie, le statut d’auto-entrepreneur est un véritable boulet. Quel que soit son niveau de revenu effectif, il est perçu comme instable et entraîne un rejet quasi systématique.
- Le même rejet est pratiqué par les banques en cas de demande de prêt.
la sociologue Sarah Abdelnour nous apprend qu’au bout de trois ans d’activité, ce sont 90 % des auto-entrepreneurs qui génèrent un revenu inférieur au SMIC…
Pourquoi la bourgeoisie veut-elle sacrifier un statut qui correspondait à son utopie sociale dans les années 2010 ?
Car le patronat siffle la fin de la récré. (…) En effet, la main-d’œuvre est nettement plus instable ces dernières années qu’elle ne l’était auparavant. On assiste depuis 2021 à une augmentation importante des démissions. Ce phénomène, nommé un temps “grande démission” puis complètement oublié par les médias, continue de marquer l’économie française. Les démissions ont augmenté de 20,4 % entre le dernier trimestre 2019 et le premier trimestre 2022. Depuis, la hausse est moins forte, mais le niveau des démissions reste, chaque trimestre, très élevé: 500000 ruptures de contrat étaient dues à des démissions au 3e trimestre 2023, contre 300000 au premier trimestre 2017. Et ce, alors que la protection contre le chômage a été grandement dégradée durant les deux mandats d’Emmanuel Macron.
Face à un management qui se tend à tout niveau et des exigences de rentabilité toujours plus importantes (il faut bien nourrir les actionnaires qui se gavent et compenser les pertes de recettes fiscales à leurs bénéfices), chacun cherche à échapper au salariat. Soit en changeant plus souvent d’entreprise, soit en tentant de grossir les rangs des indépendants. La deuxième solution, nous l’avons vu, est très risquée financièrement, mais des masses toujours plus importantes de gens tentent l’aventure.
Bientôt, il faudra se demander pourquoi on cotise au chômage puisque cette assurance collective est devenue une aumône sélective dont le gouvernement durcit chaque mois les conditions…
D’autres modèles existent pour concilier les avantages du salariat et l’indépendance de l’auto-entrepreneuriat : les Coopératives d’Activité et d’Emploi (CAE) permettent de mutualiser des ressources (compatibilité, administratif) et d’être salarié d’une coopérative tout en poursuivant son parcours d’indépendant. Concrètement, la coopérative s’occupe du calcul et du versement des salaires et gère les obligations fiscales, sociales et comptables pour chaque salarié, qui lui verse donc une partie de son chiffre d’affaires pour obtenir ces services et ces garanties.