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inria.hal.science · 2 min

La réponse à cette question n’est que partiellement affirmative. En réalité, le travail du clic exige de véritables compétences – surtout lorsqu’il devient la principale source de revenu d’un individu ou d’une famille, et doit donc assurer des montants relativement importants. Puisque, sur la plupart des
plateformes, la règle d’attribution des tâches est « premier arrivé, premier servi », il faut travailler très rapidement pour les remporter. Nos enquêtés nous racontent que pour être rapides, il faut avoir étudié le profil du client, avoir de l’expérience avec le type de tâche qu’il propose, développer des
routines pour accélérer le travail et se doter d’outils comme les raccourcis clavier. Ce sont des compétences que l’on apprend par sa propre pratique et grâce au conseil des autres, de manière à
s’améliorer avec le temps.

Outre la rapidité, le travail du clic doit être fait avec précision. Des erreurs même marginales peuvent déterminer le rejet d’une tâche par le client, et donc un manque à gagner pour le travailleur ou la travailleuse. La précision s’améliore aussi avec l’expérience, ainsi qu’avec une certaine compréhension des objectifs du client. Si au début de nos enquêtes, il y a quelques années, nous
collections les témoignages de personnes qui ne voyaient pas du tout à quoi servait leur travail du clic, nous rencontrons aujourd’hui de plus en plus de travailleurs et travailleuses expérimentés qui ont bien compris comment leur activité nourrit l’économie numérique et, en particulier, l’intelligence
artificielle. Ils s’en servent pour produire des résultats qui ont plus de chance d’être couronnés par une validation (et donc un paiement) de la part des clients.

Il faut également être doté de flexibilité, avant tout en termes d’horaires, pour tenir compte du
décalage avec les clients et les gérants des plateformes, souvent localisés dans des bureaux aux États-Unis ou en Europe. Certains de nos enquêtés nous parlaient de clients qui avaient l’habitude de publier leurs tâches toujours à peu près les mêmes jours de la semaine et/ou aux mêmes heures, et adaptaient
leurs propres horaires de travail pour être les premiers à y accéder. Flexibilité veut dire aussi capacité à passer d’une plateforme à l’autre, lorsque par exemple l’une d’entre elles n’offre plus assez de tâches, en reconstituant son profil et – chose très importante – sa réputation, mesurés par un taux de succès et un historique de tâches réalisées.

Il faut aussi bien se débrouiller avec les langues. Les interfaces des plateformes ne sont pas toujours traduites, et il faut pouvoir lire les consignes généralement fournies exclusivement en anglais, ou dans certains cas (Madagascar) en français, ou encore (captchas) en russe. Très rares sont les clients demandant des tâches en espagnol, et encore moins en malagasy, langues maternelles de deux des groupes présentés ici. Si les travailleurs et travailleuses que nous avons interviewés se servent quotidiennement de traducteurs automatiques et recourent beaucoup à l’entraide pour comprendre, ils estiment qu’une connaissance plus que basique des langues les plus utilisées est indispensable.
D’ailleurs une portion importante de nos enquêtés malgaches maîtrisent le français, et nombreux sont
les Vénézuéliens qui nous ont dit avoir amélioré leur anglais à force de le pratiquer dans leur travail.

Il faut aussi connaître la culture du pays destinataire du travail. Les travailleuses égyptiennes qui annotent des photos de visages pour un client en Chine doivent avoir une idée des systèmes juridiques, des standards éthiques et des principes de la pudeur en vigueur dans le pays destinataire – ce qui ne va pas de soi quand ces derniers entrent en collision avec ceux de leur propre pays. Les entreprises que nous avons contactées laissaient entendre qu’elles filtraient les tâches proposées par les clients étrangers afin de s’assurer de leur compatibilité avec les valeurs locales.

Il faut enfin, bien sûr, savoir travailler en autonomie et se donner une discipline – surtout lorsqu’il s’agit de travailler la nuit ou à des horaires inhabituels. Et, selon le pays, d’autres compétences peuvent s’avérer nécessaires. Au Venezuela, il faut savoir pratiquer le multitasking, sauter d’une tâche à l’autre
et d’une plateforme à l’autre, en quête de rémunérations plus élevées. Surtout, il faut maîtriser les taux d’échange formels et informels et connaître le marché noir des devises, afin de ne pas perdre tous ses gains lors de la conversion en monnaie locale. Il faut aussi se former et entretenir un capital social
de contacts capables d’aider en cas de besoin, étant donné que les plateformes basées à l’étranger,
sans ancrage local, ne fournissent aucune forme de protection sociale. À Madagascar et en Égypte, où
le travail se fait principalement dans des bureaux partagés, au sein de la même entreprise sous-traitante, il faut savoir collaborer avec son équipe, respecter les échéances et suivre les indications reçues par les responsables.

Malgré les apparences, ce n’est donc pas un travail qui n’exige aucune qualité ou compétence.
Même si tout internaute serait capable de faire ponctuellement une tâche individuelle (comme la solution d’un captcha), il faut se doter de capacités supplémentaires pour passer à une échelle
supérieure et faire de ce travail une source fiable de revenu

Si le travail du clic n’est pas tout à fait sans qualité, il est pourtant invisibilisé et dévalorisé. Il est invisibilisé, car les entreprises du numérique n’ont pas intérêt à dévoiler l’intervention humaine, qui déjouerait le mythe d’un progrès technologique inexorable et d’une intelligence artificielle de plus en plus performante. Pouvant se réaliser à distance, notamment (quoique non exclusivement) dans les pays du Sud, le travail du clic est aussi mécaniquement exclu de notre champ visuel et n’a pas jusqu’ici attiré l’attention comme d’autres formes de travail de plateforme – la livraison, le transport de personnes – qui sont en revanche très présentes dans les débats publics. Ce travail est aussi dévalorisé, car en entretenant l’image d’une activité simple et sans qualité, les clients et les plateformes évitent toute hausse des rémunérations. Présenter les travailleurs et travailleuses comme une masse indifférenciée les rend substituables, évacuant toute différence ancrée dans la formation ou l’expérience, et toute spécificité susceptible de faire monter les prix.