Skip to main content
Comment le numérique éloigne les administrés de l’Etat social

hubertguillaud.wordpress.com · 13 min

Le numérique, dans notre rapport à l’Etat ne nous met pas seulement en attente (l’attente est toujours un moyen pour modérer les revendications, comme l’explique le sociologue argentin Javier Auyero), mais nous place également à distance, éloignant nombre de nos concitoyens de leurs droits, notamment et d’abord ceux qui en sont déjà les plus éloignés.

Ces dernières années, l’amélioration de l’accès aux droits sociaux s’est concentrée sur le développement d’outils numériques qui devaient permettre de maintenir le principe d’égalité d’accès des citoyens aux services publics, alors même que l’Etat diminuait leurs moyens, ses personnels et fermait nombre de ses agences de proximité. Le développement du numérique était mobilisé comme un moyen de lutte contre le non-recours, c’est-à-dire de lutte contre le fait que des personnes éligibles à une prestation ne la perçoivent pas. C’est l’inverse que constate Clara Deville : les fractions les plus précarisées des classes populaires sont tenues à distance de leurs droits par la dématérialisation. Plus on descend dans la hiérarchie sociale des plus pauvres, plus l’obtention du statut de bénéficiaire du RSA est complexe et plus ceux-ci sont renvoyés à des procédures numériques qui les éloignent plus encore de leurs droits.

Pour les pouvoirs publics le non-recours serait d’abord un problème d’information, de pédagogie. Il n’en est rien, souligne la sociologue. C’est la lourdeur des démarches, leur caractère intrusif, la honte sociale, qui semblent bien plus au fondement du non-recours.

on n’a cessé d’expliquer qu’il fallait procéder à une simplification administrative et celle-ci s’est centrée sur la dématérialisation des procédures d’accès (en esquivant la question de la simplification, en tout cas, sans s’intéresser beaucoup à la “forme des choix”, c’est-à-dire à la conception de la relation)

La force de la dématérialisation est de paraître innovante, moderne, alors qu’en fait, elle est déployée d’abord pour faciliter le travail de versement des prestations et pour répondre à des enjeux de rigueur budgétaire – cet expansionnisme austéritaire.

“La Cnaf, précurseure, développe le numérique dans une optique de rationalisation du travail”, permettant, via les téléprocédures, les simulateurs d’éligibilité, de “transférer vers les demandeurs et demandeuses une part du travail d’instruction des droits”

Pour maintenir la qualité de service alors que la rigueur économique contracte les personnels, on ferme les accueils, on rend plus difficile l’accès, on évince les allocataires, à l’image de la mise en place d’un accueil sur rendez-vous (qui permet de faire baisser le nombre de visites à l’agence de Libourne – terrain d’étude de la sociologue – de moitié au moment de sa mise en place, entre 2014 et 2015). Une diminution des visites qui permet d’entretenir la réduction du personnel et la fermeture d’agences, dans une boucle de rétroaction pour elle-même ! La conséquence de ce modèle, c’est que la chaîne d’accueil s’allonge, avec le recrutement d’agents moins qualifiés créés pour orienter les bénéficiaires à accomplir leurs démarches seuls. Ce qui cadre parfaitement avec l’injonction à l’autonomie ambiante : les bénéficiaires doivent participer de leur réhabilitation, ils doivent désormais montrer qu’ils souhaitent leurs droits, accomplir les tests d’éligibilité, prendre rendez-vous, préparer leurs pièces justificatives, savoir ce qu’ils peuvent demander…

Pourtant, ce que montre l’enquête de Clara Deville, c’est que ce sont ceux qui sont dans les situations les plus précaires qui sont le plus fréquemment orientés vers les espaces libre-service (à Libourne, ceux qui sont orientés vers les ordinateurs en libre accès sont bien plus bénéficiaires du RSA que ceux qui sont accueillis par un conseiller par exemple). Les agents d’accueil se retrouvent face à des publics dépendants de prestations aux conditions d’éligibilité complexes qu’ils ne peuvent pas aider. Pour Deville, la lutte contre le non-recours permet aux administrations d’intensifier leur rationalisation, que ce soit par la fermeture d’agences, par la reconfiguration des outils de tri et de hiérarchisation des demandeurs et demandeuses. Le risque est bien sûr qu’à mesure que cette lutte contre le non-recours s’étendra, cette rationalisation s’étende également, avec un contrôle renforcé, intensifié générant son lot de défaillances.

la sociologue montre le difficile rapport des gens à l’assistance. La difficulté pour ceux dont les capitaux culturels sont les plus faibles, à mobiliser l’aide sociale.

Pour beaucoup, les dispositifs d’aide sociale demeurent étrangers à leurs positions, même dans la misère la plus grande. Ce sont les accidents de vie, les épreuves du déclassement, qui conduisent à envisager un recours à l’aide sociale. Encore leur faut-il parvenir à franchir la barrière des inégalités socio-spatiales, c’est-à-dire à se déplacer jusqu’à l’administration pour y faire sa demande.

“Celles et ceux qui possèdent le plus de capitaux accèdent le plus rapidement au RSA en passant par les guichets des institutions dominantes, sans avoir à effectuer les démarches en ligne pour lesquelles ils et elles sont pourtant moins démunies que d’autres, tandis qu’à l’inverse, les fractions les plus précarisées ne parviennent que difficilement à y accéder et son renvoyées vers l’utilisation des outils dématérialisés qui représentent pour elles une difficulté supplémentaire.

Il faut bien sûr savoir aussi trouver le bon comportement, la bonne rhétorique pour obtenir ses droits, c’est-à-dire ressembler à cet idéal du “pauvre méritant”.

Depuis plus de 10 ans, la dématérialisation est la réponse au problème du non-recours. Pourtant, rappelle avec beaucoup d’à-propos la sociologue, ce n’est pas parce qu’elle a fait la preuve de son efficacité. Entre 2011 et 2022, le taux de non-recours n’a pas évolué (on est toujours à 34% de bénéficiaires potentiels du RSA qui ne le perçoivent pas), malgré les progrès de la numérisation.