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Ce que la dématérialisation fait au travail social | Hubert Guillaud

hubertguillaud.wordpress.com · 18 min

On compte pas moins d’une dizaine de logiciels que les salariés de Pôle Emploi utilisent quotidiennement.

La sociologue Nadia Okbani est spécialiste du travail social à l’heure du numérique et à ses évolutions. Elle rappelle que 29% des personnes ne font pas de démarches en ligne. Ces personnes qui n’activent pas leurs droits sont d’abord les personnes au plus faible niveau de diplômes, de revenus, des personnes plutôt âgées, mais pas seulement, plus concentrées dans le monde rural. Avec le numérique, la démarche d’accès au droit est renvoyée à la responsabilité individuelle.

Nadia Okbani dresse le même constat chez les agents de la CAF. La dématérialisation a commencé par une diversification des modes de contacts, ou ouvrant au contact par mail ou en ligne. Puis, le mode de contact numérique a été rendu obligatoire pour certaines démarches, comme la prime d’activité et les aides personnalisées au logement étudiant. Désormais, la norme, c’est la démarche en ligne. Et pour mieux l’imposer, c’est l’accueil physique dans les agences qui a été modifié. Désormais, le rendez-vous prévaut. On n’a plus accès aux agents à l’accueil des Caf, mais à des ordinateurs dans un espace de libre service. Bien souvent, il n’y a plus d’accueil assis, hormis pour ceux qui attendent leur rendez-vous. Il y a bien des conseillers présents, mais ceux-ci ne maîtrisent pas la gestion des droits, ils ne sont là que pour accompagner les usagers à faire leur démarches en ligne ou à prendre rendez-vous sur un ordinateur. Les conseillers présents sont formés en 14 semaines, quand il faut 18 mois de formation à un agent pour maîtriser la complexité des prestations. Dans ces espaces, les publics attendent, s’impatientent. Certains gèrent leurs démarches. Les conseillers activent les publics pour qu’ils réalisent leurs démarches seuls. Or, bien souvent, les publics viennent pour des questions précises et n’obtiennent pas de réponses puisqu’ils n’accèdent pas à ceux qui pourraient les leur apporter.

Quant aux rendez-vous pour un RSA, les 20 minutes maximum que les agents peuvent passer avec un usager, fait qu’ils sont décomposés en plusieurs rendez-vous, quand ils ne sont pas sans cesse reportés. Au final, constate Nadia Okbani : “ce sont les publics les plus précarisés qui sont les plus éloignés des agents les plus compétents, alors que ce sont eux qui en ont le plus besoin”, d’abord parce que leurs situations sont souvent compliquées et nécessitent des savoirs-faire pour dénouer l’écheveau complexe des droits auxquels ils pourraient avoir accès.

Derrière ces injonctions quantitatives, le risque, c’est la perte du sens de l’action des agents et leur précarisation. Le turn over des agents à Pôle Emploi est très élevé. En moyenne, les agents touchent 1600 euros par mois. Beaucoup de collègues ont deux boulots. Beaucoup sont désormais en CDD. Avant, on estimait que les CDD c’était 5% des agents, maintenant, dans certaines agences, ça monte jusqu’à 20-25% des agents en CDD. “Les précaires accompagnent les précaires”.

Très récemment, une étude de la Dares a montré que, comme on le constate sur l’ensemble des prestations sociales, 25 à 42% des salariés éligibles ne recourent pas à l’assurance chômage.

D’autres chiffres montrent la maltraitance de l’institution à l’égard des usagers, comme ceux des tensions en agences, de l’augmentation des incivilités. Un chiffre retient l’attention, estime Yoan Piktoroff c’est l’explosion des menaces de suicides des usagers.

La sociologue explique être interpellée par la confusion actuelle entre l’inclusion numérique et l’accès au droit. C’est un peu comme si l’accès au droit relevait d’un appel à projet que des structures emportent. Le problème, c’est la question de la durée de cette logique. Les centres sociaux deviennent un temps un lieu d’accueil avec un conseiller numérique financé pour une certaine durée et qui ne sera peut-être pas renouvelé… Mais le public aura pris l’habitude de venir, et le centre social devra y faire face, même quand il n’aura plus accès au conseiller numérique… interroge la sociologue en posant la question de la pérennité des aides. 

Une intervention rappelle l’excellent travail de l’association Changer de Cap, toujours sans réponse effective de la CAF, et rappelle que la casse des droits s’accélère et que le numérique est bien le moteur de cette casse et de son accélération.

La CGT chômeurs a montré que 76% des offres que l’on trouve désormais sur Pôle Emploi sont bidons ou illégales.