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Comment Uber dévore l’avenir

mediapart.fr · 2 min

S’agissant d’Uber, l’entreprise ne faisait pas encore de profits au moment de son entrée en bourse. Le prix des trajets en voiture avait été fixé en dessous de leur prix réel dans le but d’évincer les concurrents.

La société par actions n’offre pas seulement une promesse de profits futurs. C’est aussi un mécanisme qui permet d’acquérir dans le présent ce revenu promis. En proposant des actions sur le marché, les investisseurs qui possèdent la société vendent une forme de propriété, la propriété aujourd’hui d’un revenu pris dans le futur.

Cette charge n’est pas un coût nécessaire au fonctionnement de l’activité, mais plutôt une surcharge – c’est ce que l’on appelle la rente – que la position dominante de l’entreprise permet d’imposer.

La société par actions est une machine à coloniser le temps. Elle fournit un moyen d’enrichir un groupe d’entrepreneurs et de financiers dans le présent en imposant une charge supplémentaire à des dizaines de millions d’utilisateurs dans le futur.

Revenons au cas Uber. Son succès, explique Hubert Horan, ne peut être attribué à aucun progrès technologique. Son appli pour smartphone a peut-être rendu plus efficace au départ la mise en relation des chauffeurs et des passagers, mais Uber n’a inventé ni le smartphone, ni l’Internet, ni le GPS, ni le paiement électronique ni aucune autre technologie utilisée par les entreprises de voiturage. L’utilisation coordonnée de ces systèmes s’est diffusée dans tous les domaines de la vie urbaine, de la commande d’une pizza à un trajet en bus. Leur usage dans le transport privé a été adopté très vite par la plupart des entreprises de voiturage.

L’expansion d’Uber reposait largement sur une stratégie de prix prédatrice destinée à chasser du marché les sociétés de taxis. Les capital-risqueurs qui investirent dans Uber dotèrent l’entreprise d’un fonds de 13 milliards de dollars, lequel servit à fixer le prix du trajet très en dessous de son prix de revient. Chaque dollar gagné sur le transport d’un passager coûtait à Uber un dollar cinquante. La perte fut réduite par la suite, mais seulement en augmentant la part prélevée par Uber sur chaque trajet et en forçant les chauffeurs à accepter une baisse de revenu. Dans certains cas, la part captée par Uber pouvait s’élever à 50 %, voire plus.

Uber et Lyft se distinguent des sociétés de voiturage locales sur un point important : elles ne possèdent pas de véhicules. Exigeant des chauffeurs qu’ils utilisent leurs propres voitures, l’achat et l’entretien de celles-ci sont plus coûteux pour les propriétaires, qui ne peuvent bénéficier des tarifs de flottes d’entreprise en matière d’achat et d’assurance. Uber et Lyft fixent le niveau de rémunération et les conditions de travail des chauffeurs mais refusent de les considérer comme des employés bénéficiant des droits à un salaire minimum et aux indemnités de chômage.

Ainsi, le fait de ne pas posséder de voitures permet aux deux nouvelles entreprises d’échapper aux législations existantes en matière de service de taxi. Les réglementations municipales, si imparfaites aient-elles été, permettaient de sélectionner les chauffeurs ( via un examen et l’obtention d’une autorisation ) et d’adopter des règles garantissant certains biens publics, comme l’obligation d’accepter les clients se rendant dans un quartier pauvre ou d’aménager le véhicule afin d’accueillir des passagers handicapés ; par ailleurs, le prix du trajet devait donner aux chauffeurs l’assurance de gagner un niveau de salaire minimum.

Ce contournement du pouvoir municipal entraîna pour Uber des coûts importants qui dépassaient l’avantage de n’importe quelle amélioration technique. Cependant, l’objectif à long terme de l’entreprise était d’éliminer non seulement les sociétés privées de voiturage, mais aussi les transports publics. Ses trajets subventionnés enlevèrent des passagers aux transports en commun, privant de revenus les services publics. Une étude montre que 60 % des utilisateurs de services de voiturage dans les villes grandes et denses « auraient pris les transports en commun, marché, utilisé le vélo ou [ n’auraient ] pas fait le trajet » si les nouvelles sociétés de service de voiturage n’avaient pas existé, augmentant ainsi de 160 % l’usage de la voiture en ville.

Afin de bâtir leur monopole, les deux nouvelles firmes mirent en avant la disponibilité immédiate des véhicules, ce qui exigeait qu’un nombre excédentaire de chauffeurs parcourent les rues en attendant des commandes, encombrant les chaussées de voitures au détriment des piétons et des cyclistes et accroissant la pollution de l’air. L’étude résumait ainsi l’impact de cette « nouvelle automobilité » : « Plus de trafic, moins de transports en commun, moins d’équité et moins de soutenabilité environnementale. »